Pour aller plus loin

Ebauche d’une vision « éthique » de l’entreprise

Ebauche d’une vision  « éthique »  de l’entreprise

L’économie marche sur la tête et perd, avec la financiarisation à outrance, sa raison d’être : Favoriser le développement harmonieux de tous et de chacun à travers la mise en œuvre d’activités bénéfiques au vivre ensemble.

Par vivre, il faut entendre bien plus que subsister ou survivre, et par développement de tous et de chacun, il faut viser bien plus que la sécurité d’un toit et la satisfaction de ses besoins.

Toute activité économique doit donc avoir une utilité sociale et contribuer au progrès des hommes, de leur intégration les uns aux autres et dans leur environnement, de leur coopération en vue d’apprendre, de comprendre, de créer ensemble les conditions d’une vie bonne pour tous.

En lieu et place de ce projet d’humanisation constante, et de tous temps, certains ont confisqué le pouvoir à leur seul bénéfice, les plus proches de nous au prétexte qu’un égoïsme partagé par tous était forcément bon pour la collectivité. Une « main invisible » était censée réguler les débordements d’une compétition économique forcenée et, au final, transformer cette compétition en coopération pour préserver les gains et profits de chacun.

Bien sûr, des philosophes, des économistes, des essayistes de tout poil, vinrent théoriser ce qui se mettait en place avec la modernité, l’industrialisation et le développement des commerces de tous ordres.

Comme souvent, le meilleur naquit de ce tourbillon intellectuel, historique, technique, philosophique, économique, et aussi le pire !

Peu à peu, la  puissance ne résida  plus dans le collectif, l’interaction entre tous reposant sur l’absolu d’une confiance partagée mais dans l’individu, seul dépositaire des clefs de sa réussite, indépendante du souci d’autrui et de l’intérêt de tous. Et ce qui devenait référence et vrai pour l’économie,  les entreprises, le devint aussi pour les nations, les pays avec de lourdes conséquences sur les peuples et sur les relations mondiales.

Bien sûr, le détournement du pouvoir et du profit par quelques-uns au détriment du plus grand nombre, partout dans le monde, n’est pas nouveau, loin s’en faut.

Mais cette inversion entre le profit qui n’est plus seulement un moyen au service d’une finalité économique, sociale et sociétale mais devient LA finalité elle-même, nous ne cessons d’en payer les conséquences jusque dans le plus intime de nos vies.

L’une des toutes première est que pour la première fois depuis bien longtemps, l’homme, est sommé de se penser, partout et pour toutes les dimensions de sa vie, à l’aune de sa toute puissance, laquelle, si elle est contrôlée, maitrisée doit lui assurer le succès, c’est-à-dire l’amas de biens toujours plus importants, (argent, possessions, sexe, amour des autres, reconnaissance, honneurs, signes extérieurs de supériorité…) qu’il n’est plus amoral de convoiter, fusse à l’encontre des autres, puisque la « main invisible » compensera, un jour, les dégâts à court terme.

Pour paraphraser  Cécile RENOUARD, nous sommes entrés dans un monde ou les biens comptent plus que les liens !

L’homme redevient seul, en dehors de la protection du groupe, du clan. Plus rien ne le protège face aux adversités car il ne peut plus se fier à l’autre comme il sait que l’autre ne peut se fier, au final, à lui. Il est donc condamné à se sortir d’affaires seul, il doit se battre contre tous, il doit être victorieux, tout puissant pour ne pas subir la toute-puissance des autres !

L’homme a perdu la confiance, le trésor de la confiance.

Depuis 20 ans, en tant que consultant spécialisé dans le comportement et le management, en entreprise, j’ai pu  expérimenter les dérives au jour le jour, de cet état de fait inédit.

En quelques années, dans ce microcosme qu’est l’entreprise, au nom de l’impérieuse obligation d’être moderne sous peine d’être dépassé, j’ai vu se déplacer l’attention des dirigeants. Celle-ci n’était plus focalisée sur la mise en œuvre commune, et bénéfique pour tous ses acteurs, d’un projet commun centré autour d’une contribution sociale reconnue mais sur la maximisation du profit pour quelques-uns (les détenteurs du capital) au détriment de l’intérêt réel des autres, qu’ils soient salariés, clients, prestataires ou citoyens !

Bien sûr, quelques exceptions demeurent, des pans entiers, telle l’Economie Sociale et Solidaire , tentent d’échapper à cette perte de sens, des entrepreneurs dits « sociaux » placent le capital à sa juste place, s’inscrivent dans  une écologie saine de l’entreprise avec son environnement, des petites entreprises, des artisans, ne cessent de relier leurs activités à une certaine idée de la relation avec leurs clients mais la tendance globale est à l’œuvre. Elle est dominante dans les pensées depuis au moins 2 décennies et guident souvent toutes les réactions aux problématiques auxquelles est confrontée toute entreprise durant sa vie.

Si la division entre le capital et le travail n’est pas nouvelle, si elle recèle des tensions qui sont délicates à gérer mais qui ont aussi été motrices,  cette division, poussée à son extrême ces dernières années, a bénéficié d’un effondrement intellectuel et moral qui a laissé le champ libre à toutes formes de dérives. Et ces dérives ont impacté nombre d’entreprises, parfois-même celles qui s’en défendaient.

La première des conséquences, pour l’entreprise,  de cette vague  libérale polluant tout sur son passage,   est le développement insidieux de la suspicion généralisée. La défiance mutuelle a rendu caduque, voire suspecte la confiance et la nécessité de la coopération.

Ainsi, les salariés suspectent la Direction Générale des plus noirs desseins à la moindre velléité de réorganisation, la Direction Générale suspecte les salariés d’être les champions de la résistance passive au moindre changement annoncé quand elle ne les suspecte pas tout bonnement d’être incapables de comprendre quoi que ce soit aux nécessités de ce changement ; tous ceux qui sont investis de la moindre responsabilité managériale suspectent, de façon plus ou moins ouverte, leurs collaborateurs de ne pas être motivés à faire ce qu’on leur demande et chaque demande du manager est perçue comme la volonté d’imposer son point de vue ; Le manager est soupçonné d’être le suppôt de la Direction, l’actionnaire est paré de tous les vices, l’Administrateur est accusé d’être vendu au Grand Capital pour quelques avantages.

Quel que soit le côté où on se trouve, rien ne peut se concevoir en dehors de ce rapport de forces supposé !

La maladresse n’a plus droit de cité, l’écart de langage est jugé révélateur de toute une pensée, chaque action est soupesée à l’aune d’une intention forcément négative, l’indulgence n’est plus de mise pour quiconque et l’énergie investie, dépensée pour se méfier de tous est énorme et surtout soustraite de sa finalité : mobiliser tous et chacun autour d’un projet commun qui fait sens et qui est bénéfique pour tous !

Dans ce contexte, les acteurs salariés de l’entreprise ne peuvent plus guère espérer trouver leur motivation dans la satisfaction que l’entreprise est censée leur procurer –et pas seulement sur le plan matériel- en échange de leur contribution. Ils sont alors condamnés à travailler pour le seul motif utilitaire, l’emploi et le salaire, qui plus est dans des conditions souvent jugées insuffisantes- mais au moins, ils ont un job…-, et vont chercher leur satisfaction à travers une source minimale comme l’exploitation d’une expertise, l’engagement dans un  groupe ou une cause, voire dans une activité externe à l’entreprise.

Dans ce même contexte d’effondrement de la confiance, les managers intermédiaires–salariés ou salariés-« actionnaires »- ne sont pas forcément mieux lotis, même au sein des équipes de Direction.

Avec la particularité française du statut cadre, l’idéologie commune qui fait du manager le relais absolu et absolument dévoué  de la direction, le diktat du « celui qui est n’est pas pour nous est forcément contre nous » et son corollaire «Se soumettre ou se démettre ! » les marges de manœuvre sont de plus en plus réduites pour le manager intermédiaire, sommé de prouver qu’il est « du bon côté du manche » et surtout qu’il a parfaitement intégré les règles du jeu implicites

Là encore la compétition a pris le dessus sur la coopération et la démonstration sur l’essence : Il faut prouver que l’on tient ses troupes, être fort, ironiser sur le congé paternité quand on est un homme (le prendre a minima si on est une femme), faire des heures, coller à ses engagements quelle que soit la détérioration des ressources, ne pas faire trop de vagues ou au contraire se permettre de multiples débordements comportementaux –de préférence avec ses collaborateurs-  au nom du charisme managérial, il faut aller dans le sens du patron, toujours, même si, en privé…

Il faut aussi savoir être, tous les jours  le chantre inflexible de la fable qui dit que la « réussite » ne dépend que de soi, de sa capacité à résister au stress, à être un winner !

Et le summum  de l’engagement sera, en temps de crise,  de savoir se montrer inflexible face aux licenciements requis dans l’intérêt supérieur de l’entreprise et de savoir  mettre ses valeurs et ses convictions dans la poche pour se concentrer sur le résultat : Réduire encore et toujours la masse salariale !

Soyons juste avec notre manager et ne l’accablons pas ! Au même titre que les salariés et les employés « de base », lui aussi a des aspirations, des envies, des besoins ! Lui aussi rêve d’être un véritable acteur dans son entreprise, lui aussi a des convictions profondes qui lui font mal quand on lui «demande » d’agir en contradiction avec celles-ci !

N’accablons d’ailleurs personne, surtout pas dans ce monde des PME car les vrais requins ne sont pas là et nombre de Chefs d’entreprise, de Dirigeants, de managers de haut niveau de PME partagent ce constat et font preuves des meilleures intentions du monde, même si, souvent, les actes ne sont pas toujours au niveau des intentions.

La bataille est –et sera- d’abord culturelle !